Quand le génie et le handicap se tutoient à la tête des entreprises

Certains chefs d’entreprise souffrent de dyslexie ou d’autisme. Des troubles qui dans certains cas se transforment en de puissants moteurs de réussite

Contrairement aux idées reçues, les «têtes bien faites» ne tiennent pas toujours le haut du pavé en entreprise. En effet, des études montrent qu’il y aurait parmi les dyslexiques un nombre anormalement élevé de chefs d’entreprise. Ainsi, en Angleterre, alors que la dyslexie ne touche que 4% de la population, 20% des chefs d’entreprise ont été diagnostiqués comme présentant ce trouble. Aux Etats-Unis, même constat: un entrepreneur sur trois se déclare dyslexique, un taux très supérieur à celui qui prévaut en moyenne dans la population. Feu Steve Jobs, mais aussi Richard Branson, fondateur de l’empire Virgin, John Chambers, directeur général de Cisco, ou encore le Suédois Ingvar Kamprad, créateur d’Ikea, auraient ainsi tous souffert de difficultés d’apprentissage de la lecture et de l’écriture.

S’agissant des autistes, les entreprises s’y intéresseraient toujours plus, comme en témoigne un programme pilote lancé le 7 avril dernier par Microsoft visant à recruter des autistes pour des emplois à plein temps à Redmond, dans l’Etat de Washington. Selon Mary Ellen Smith, vice-présidente du groupe et mère d’une enfant autiste, ceux-ci représentent un «réservoir de talent» et de forces, des qualités qui peuvent être utilisées comme un avantage concurrentiel.

Quant au syndrome d’Asperger, une forme d’autisme sans déficience intellectuelle, il toucherait la moitié des ingénieurs de la Silicon Valley selon Tony Attwood, psychologue spécialiste du syndrome. Parmi les patrons stars touchés par ce trouble figurent les milliardaires Bill Gates et Mark Zuckerberg. Interrogés, de nombreux entrepreneurs ont déclaré avoir brillamment réussi en affaires non pas en dépit de leur handicap mais grâce à celui-ci.

Comment un trouble peut-il être à l’origine d’une créativité et d’une force entrepreneuriale hors du commun? Dans son livre David and Goliath, Malcolm Gladwell apporte un début de réponse. Selon le journaliste, les enfants dyslexiques élaborent dès leur plus jeune âge des stratégies destinées à compenser leurs faiblesses en communication écrite et en organisation. Parce qu’ils éprouvent de la difficulté à prendre des notes tout en écoutant, certains développent une mémoire exceptionnelle. D’autres identifient les camarades dignes de confiance prêts à leur venir en aide. D’autres encore, à l’instar du producteur Brian Grazer, négocient avec leurs professeurs de meilleures notes à l’école et apprennent ainsi à communiquer et à convaincre.

Devenus adultes, les dyslexiques arrivent sur le marché du travail avec une longueur d’avance: certains maîtrisent parfaitement les techniques de négociation qu’ils pratiquent depuis leur plus jeune âge. D’autres excellent en communication orale et en leadership, qualités essentielles pour promouvoir une société et trouver des financements. Ceux habitués à compter sur les autres pour accomplir certaines tâches deviennent des patrons capables de déléguer leurs responsabilités. Enfin, parce qu’ils ont connu un parcours scolaire jalonné d’échecs, beaucoup de dyslexiques savent rebondir après une défaite. Paul Orfalea, fondateur de Kinko’s, devenu Fed­Ex Kinko’s, explique comment sa différence l’a doté d’un état d’esprit résilient: «Je n’avais que très peu confiance en moi étant enfant. Et c’est une bonne chose. Si on vous rejette un tant soit peu dans votre vie, vous devez trouver comment tracer votre chemin vous-même.»

Pour Albert Galaburda, de l’Université de Harvard, il y aurait également parmi les dyslexiques un nombre élevé de «talents» particuliers, qu’il s’agisse de talents artistiques, sportifs ou intellectuels. Dotés d’un esprit créatif, de nombreux dyslexiques se distinguent enfin par leur capacité à chercher des réponses hors des sentiers battus. La devise de Steve Jobs – «think different» – illustre bien cette capacité à imaginer des solutions à la fois ingénieuses, innovantes et adaptées.

Quant aux individus atteints du syndrome d’Asperger, leur obsession à comprendre le monde a donné naissance aux plus grandes avancées technologiques de l’histoire. Nikola Tesla, Albert Einstein, Thomas Edison ou encore Isaac Newton auraient tous puisé leur génie dans une forme de pensée autiste, selon Michael Fitzgerald, professeur de psychiatrie au Trinity College de Dublin, qui a analysé les biographies de plusieurs grands scientifiques.

En effet, si les Asperger éprouvent des difficultés à nouer des relations sociales, à passer de la théorie à la pratique ou encore à gérer les imprévus, ils possèdent une mémoire étonnante et une capacité de réflexion hors norme doublée d’une aptitude particulière à s’investir dans des domaines bien spécifiques. Hans Asperger, psychiatre autrichien qui décrivit pour la première fois les troubles qui allaient prendre son nom, surnommait ses patients ses «petits professeurs» en raison de leur tendance compulsive à réunir un maximum d’informations sur un sujet très spécifique. Il affirmait en outre que «pour être brillant en science ou en art, une touche d’autisme est essentielle».

De plus, parce qu’ils pensent en images ou en représentations mentales, les Asperger sont dotés d’étonnantes capacités visio-spatiales. Temple Grandin, professeure de zoologie à l’Université du Colorado et autiste de haut niveau, explique dans son livre Ma Vie d’autiste comment sa pensée visuelle l’aide au quotidien à résoudre et à anticiper des problèmes qui échappent aux cerveaux neurotypiques, c’est-à-dire «normaux». Pour cette professeure titulaire d’un doctorat en sciences animales, le monde a besoin de penseurs visuels, capables de tirer des conclusions intuitives difficilement accessibles aux individus à la pensée linéaire ou séquentielle. Elle cite l’exemple d’Albert Einstein, dont la pensée procédait par images et symboles mathématiques. Incapable de parler avant l’âge de 4 ans, il aurait inventé la théorie de la relativité en se visualisant à cheval sur un faisceau de lumière. Temple Grandin affirme en outre que «si l’on supprimait les gènes qui sont à l’origine de l’autisme, le monde appartiendrait au conformisme ennuyeux sans pensée originale». Des propos confirmés par le psychiatre Digby Tantam, selon qui les personnes Asperger sont des fils éclatants dans la riche tapisserie de la vie. Une incitation à la tolérance qui n’est pas sans rappeler les paroles de sagesse d’Antoine de Saint-Exupery: «Celui qui diffère de moi, loin de me léser, m’enrichit.»

Amanda Castillo

Vendredi 17 avril 2015

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