Pervers narcissiques: quand votre chef cache un tyran

Pervers narcissiques: quand votre chef cache un tyran

Par Stéphanie Benz publié le 

L’univers du travail est un redoutable terrain de chasse pour les “PN”, ces harceleurs passés maîtres dans l’art de manipuler et d’humilier. D’autant que les entreprises ont le plus grand mal à s’en débarrasser.


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C’est en surfant sur des forums consacrés au harcèlement que Salif a pu mettre des mots sur le calvaire qu’il a enduré pendant deux ans. “Mon ancien chef ressemblait trait pour trait aux pervers narcissiques que dépeignaient les internautes”, raconte cet informaticien de 26 ans. Un “boss de rêve”, qui offrait des cafés et n’était jamais avare de compliments. Un jour, pourtant, les critiques ont commencé à pleuvoir, insidieuses, jamais vraiment argumentées. Au fil des semaines, Salif a été de moins en moins convié aux réunions, jusqu’à ce que son nom finisse par disparaître complètement de la mailing list du service. Salif s’est retrouvé isolé, déboussolé… “Pendant un moment, mon chef est redevenu gentil, et puis ça a recommencé. Si je n’avais pas été muté, je serais au chômage, ou en dépression.”

La seule solution: fuir, quand c’est possible…

Face à un pervers narcissique, avocats, psys et médecins du travail ont un seul conseil : fuir. Sauver sa peau. Partir le plus vite possible. Quand c’est possible… “Avec le chômage de masse, une sorte de précarité virtuelle intégrée s’installe chez beaucoup de salariés, qui se sentent coincés”, constate Jean-Claude Delgènes, du cabinet Technologia, spécialisé dans la prévention des risques psychosociaux. Dommage, car le monde du travail est un terrain de chasse privilégié pour ces prédateurs modernes. Souvent flatteurs et beaux parleurs, dépourvus d’empathie et de tout sentiment de culpabilité, ils ont besoin pour s’épanouir d'”une relation d’emprise naturelle difficile à rompre”, selon le psychanalyste Jean-Claude Bouchoux. Si le phénomène est difficile à quantifier, le management à la française leur semble particulièrement favorable : “Dans les enquêtes internationales, nos entreprises sont parmi les plus mal notées pour la qualité des relations avec la hiérarchie ou la reconnaissance au travail. Ce peu d’attention prêté à “l’humain” crée un contexte idéal pour ces déviants”, souligne le psychiatre Patrick Légeron, fondateur du cabinet Stimulus.

Que faire, alors, face à un collègue, un subordonné ou un chef “manipulateur destructeur” présumé? “D’abord, tenter de désamorcer et, surtout, ne pas accuser à tort, répond la psychiatre Marie-France Hirigoyen, célèbre pour avoir popularisé les concepts de harcèlement moral et de pervers narcissique. Ces mots sont aujourd’hui galvaudés. Il ne faut pas confondre la perversion narcissique avec un comportement pervers défensif, induit par une organisation du travail pathogène”, ajoute la psy. Pour en avoir le coeur net, elle préconise un échange de bonne foi pour tenter de faire prendre conscience à l’autre du mal qu’il cause. Rien ne change ? Il ou elle rejette la faute sur vous ? Le danger est là, il faut se protéger.

Quand les critiques et les coups bas ont commencé à alterner avec les “bouquets de fleurs, les déjeuners entre “copines” et les confidences”, Joëlle, cadre sup dans l’assurance, en a tout de suite parlé à son mari : “Il m’a rappelé l’essentiel : à 55 ans, j’avais toujours donné satisfaction, donc le problème ne venait pas de moi.” Et quand sa supérieure hiérarchique, une coquette jeune femme en poste depuis un an, a essayé de la déstabiliser en racontant qu’une collègue de longue date se plaignait de son comportement, Joëlle a foncé voir celle-ci : “Elle est tombée des nues, bien entendu. Je résiste comme ça, en revenant à des faits objectifs, l’une des meilleures techniques pour contrer les manipulateurs, mais c’est usant. D’autres ici sont en arrêt maladie, sous antidépresseurs”, soupire-t-elle.

Ils repèrent les failles de leurs victimes et s’y engouffrent

Souvent, les victimes ont du mal à faire leur deuil de la relation toxique. “Quand quelqu’un commence par vous dire que vous êtes le meilleur, c’est agréable”, souligne Anne-Catherine Sabas, auteur de Triomphez des manipulateurs (éd. Bussière). Rémy, trader dans une grande banque, a été pris à ce piège. Il s’est suicidé. “Son chef l’invitait à dîner, ils sont même partis en vacances ensemble. Puis il s’est mis à l’humilier, à lui refuser des déplacements ou des congés, à l’installer à la place des stagiaires”, raconte l’avocat de sa famille, Me Michel Ledoux, qui se rappelle ces Post-it où la victime écrivait à son bourreau : “Pourquoi tu me traites comme un chien ? Quel besoin as-tu de me tirer dessus?”

La règle d’or, face à un “PN”: en dire le minimum, car ils repèrent les failles de leurs victimes et s’y engouffrent. “Un de mes patients, employé dans un grand établissement financier, a dit un jour à son supérieur qu’il ne supportait pas les parfums d’ambiance. Le lendemain, l’autre a vidé une bombe de désodorisant d’intérieur dans son bureau, en faisant passer ça pour une blague. Et tout était à l’avenant”, raconte le psychothérapeute Pascal Couderc. Dur, alors, de garder son calme.

Et pourtant… D’un naturel posé, Frédéric a su rester flegmatique face à un boss “capable de vous hurler dessus pour des broutilles, puis de dîner avec vous en déplacement comme si de rien n’était”. “Je savais que, si je répliquais, ce serait pire”, se souvient cet auditeur, qui avait une stratégie simple : éviter son chef. “On peut aussi faire de la contre-manipulation, s’entraîner à répondre par des phrases courtes, feindre l’indifférence”, insiste Isabelle Nazare-Aga, qui organise des séminaires sur l’art de faire face aux manipulateurs.

Les personnalités toxiques pèsent sur la productivité

Et, bien sûr, garder des traces écrites de tout – faire des mails, si possible avec plusieurs personnes en copie. Des documents précieux si la situation dégénère. “Malheureusement, entre aider quelqu’un en souffrance ou sacrifier un harceleur par ailleurs efficace au travail, certaines directions choisissent vite”, constate Patrick Légeron. Car les pervers narcissiques savent se mettre la hiérarchie dans la poche. “Certains deviennent indéboulonnables”, confirme Jean-Claude Delgènes, qui est intervenu dans un grand groupe de l’énergie, où un service d’audit connaissait un fort turnover. “Tout le monde connaissait le problème, mais le responsable du service était issu des Mines et protégé par son réseau. Il a juste été muté, et encore, cela a été compliqué”, se souvient-il.

Les entreprises, pourtant, devraient se méfier. Esprit d’équipe bousillé, démotivation, turnover, absentéisme : les personnalités toxiques pèsent sur la productivité. Quant au risque juridique, il tourne au casse-tête. “Un harceleur sanctionné sans preuves suffisantes peut se retourner contre son employeur. Ce qu’il fera d’autant plus qu’en bon narcisse il déteste l’humiliation. Et, en même temps, l’entreprise a une obligation de résultat en matière de santé au travail : en cas de harcèlement, elle sera toujours fautive”, explique Me Ledoux.

Manfred Kets de Vries, professeur à l’Insead, prône donc une solution radicale : “Eviter d’embaucher de futurs tyrans.” Pour cela, multiplier les entretiens, croiser les réponses du candidat, et débusquer ses incohérences. Et, pour ceux qui passeraient entre les mailles, instaurer une organisation du travail qui les empêche de nuire : dire que les plaintes seront prises en compte, et laisser la place à la critique. “Mais c’est difficile en France, ajoute ce Néerlandais. Chez vous, tous les pouvoirs sont concentrés et, dès l’école, l’esprit d’initiative est découragé au profit de l’obéissance.”


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